galerie les Chantiers Boite Noire

Pierre Joseph

A la recherche des livres perdus

Ray Bradbury


Il y a cinquante ans, je publiais dans le magazine The Nation un article dans lequel j’expliquais pourquoi j’aimais tant écrire de la science-fiction. Quelques semaines plus tard, une lettre arriva, signée, d’une écriture arachnéenne, “B. Berenson, I Tatti, Settignano, Italia”. Pouvait-il s’agir de Bernard Berenson, pensais-je, le grand historien de l’art de la Renaissance ? Impossible.
La lettre disait :
“Cher Monsieur Bradbury,
C’est la première fois en quatre-vingt-neuf ans que je prends la plume pour signifier mon admiration à un auteur. L’article où vous décrivez les raisons qui vous poussent à écrire le genre de fiction qui est le vôtre est si original et tellement différent de l’habituelle lourdeur de la machinerie littéraire qu’il a fallu que je vous écrive. Si jamais vous touchez terre en Italie, passez me voir.
Bernard Berenson.”

C’est à partir de cette lettre que s’est formée une amitié qui m’a conduit à donner à B. B. un exemplaire de mon roman Fahrenheit 451 qui venait de paraître. Dans ce roman, les Hommes Livres qui vivent dans les collines mémorisent tous les grands livres, les dissimulant pour ainsi dire entre leurs oreilles.
Berenson fut tellement enchanté qu’un jour à midi, à I Tatti, il me suggéra : “Pourquoi ne pas écrire une suite à Fahrenheit 451 dans laquelle tous les grands livres mémorisés par les Hommes des collines seraient finalement imprimés tels qu’ils auraient été retenus. Qu’arriverait-il alors ?
Ne pensez-vous pas,
continua-t-il, qu’ils seraient tous infidèlement rapportés ? Qu’aucun ne reparaîtrait sous ses habits d’origine ? Ne seraient-ils pas plus long, plus courts, plus gros, plus gras, défigurés ou embellis ? Au lieu d’anges dans leur niches, ne verrait-on des gargouilles dépassant du toit ?”
La suggestion de Berenson m’enflamma tellement l’imagination que je me mis à prendre des notes en me disant : oh mon dieu, que ne suis-je le génie qui connaîtrait suffisamment quelques-uns des plus grands chefs d’oeuvres de l’humanité pour pouvoir les réécrire, comme si j’étais mes Hommes Livres du futur, en essayant de me remémorer tous les détails de cette extraordinaire littérature !
Je ne l’ai jamais fait.
Mais en tombant sur mes notes et en repensant à Berenson cinquante ans plus tard, j’ai pensé : pourquoi ne pas reprendre son idée et encourager mes lecteurs à la mettre en pratique ?
Que diriez-vous de choisir votre écrivain favori ? Kipling, Dickens, Wilde, Shaw, Poe. Ces auteurs, consignés en mémoire et revenus à la vie dans trente ans, comment supporteraient-ils, sans l’avoir voulu, le changement ?
Se pourrait-il que la Maison Usher, après sa chute, amorce une remontée ?
Se pourrait-il que Gatsby, une fois révolvérisé, continue de boucler des tours dans sa piscine ?
Verrait-on Cathy, dans Les Hauts de Hurlevent, surgir de la neige en entendant le cri de Heathcliff ?
Prenez Guerre et Paix, avec un bon siècle de dictatures totalitaires derrière nous, les concepts de Tolstoï, infidèlement remémorés, ne seraient-ils pas politiquement reconfigurés, ce qui résoudrait différemment les divers conflits de la société russe ?
Les charmantes jeunes femmes de Jane Austen, une fois régurgités par la mémoire d’une féministe, ne seraient-elles pas remplacées sur l’échiquier social du XIXe siècle par des femmes ambitieuses, conquérantes et arrogantes ?
Les Raisins de la colère pourraient bien revenir non pas sous la forme d’un calme constat social mais sous celle d’une révolte socialiste organisée à bord d’une vieille Ford Model T sur la route 66.
Supposez que la tâche de mémoriser La Mort à Venise incombe à un homo du genre crypto plus qu’un peu farfelu ; ne se pourrait-il qu’il imagine, trente ans plus tard, le beau Tadzio, sortant de la mer et se précipitant dans les bras d’Aschenbach qui lui tendrait une serviette pour le sécher avec de grands éclats de rire, et que ce serait cette joie freudienne qui terrasserait le vieil auteur ?
Considérez encore le cas d’un macho dyslexique qui éliminerait à peu près un mot sur trois du paysage parisien de Marcel Proust, renouant avec le passé de façon si stupide qu’il en ferait un nain à la Toulouse-Lautrec, gommant toutes les langueurs du promeneur.
Et Moby Dick ? Quand il s’agirait de le remémorer en entier, ne serait-on tenté de jeter Fedallah, le Parsi, cet ennuyeux obstacle, à la mer ? Ce qui permettrait ensuite à Achab d’être balancé par-dessus bord par la Baleine blanche. Arrivé à ce point, il se pourrait fort bien qu’on se souvienne du film plutôt que du livre, et du côté du capitaine Achab, ficelé sur la Baleine blanche, faisant signe de sa main morte à son équipage de le suivre.
Dans ce cas le livre serait oublié et le film rappelé.
Quel fantastique jeu littéraire !
Faites la liste de vos dix romans préférés et, en prenant la peine d’enter dans les détails, reconstituez le canevas de leur intrigue ; ensuite rouvrez-les pour découvrir à quel point vous les avez écorchés, embellis, mutilés, ces livres admirables.
Quel passe-temps pour nous tous dans les jours à venir !
Et, parmi les volumes perdus dans la forêt des Hommes Livres, lesquels seraient les plus faciles à retrouver ?
Pas les grands chefs-d'oeuvres ; ils sont d’une trop grande complexité. Mais James Bond, facilement remis en mémoire, pourrait recouvrer la liberté, un peu bousculé certes mais pas vraiment affecté par le passage du temps.
La plupart des romans policiers émergeraient intacts, ainsi que les grands poèmes. “Les pommes d’or du soleil” de Yeats, “La plage de Douvres” de Matthew Arnold, les quatrains d’Emily Dickinson ou les poèmes de neige de Robert Frost. Ils traverseraient le temps sans encombre pour arriver abondamment, frais et dispos, dans la tradition orale des conteurs d’autrefois.
Même chose pour les livres d’enfants. On voit mal Le Magicien d’Oz ou Alice au pays des merveilles défigurés par une mémoire défaillante.
Les grandes pièces de théâtre, Hamlet, Lear, Othello et Richard III, pourraient bien se retrouver quelque peu raccourcies, mais l’admirable langue sonnerait encore haut et claire par-delà les siècles.
Et le Nègre Jim de Mark Twain, qui descend le Mississippi sur le radeau en compagnie de Huckleberry Finn, il pourrait bien garder son nom en dépit des clameurs des critiques politiquement corrects qui l’interpellent sur les rives du fleuve.
Quel jeu passionnant. Je regrette de n’avoir pas écrit sur ce sujet il y a cinquante ans quand Berenson me l’a suggéré.
Trouvez votre bonheur, faites la liste de vos livres favoris et voyez si votre longue mémoire ombilicale a été sectionnée ou bien si vous êtes encore merveilleusement relié aux choses que vous aimiez dans les bibliothèques d’il y a bien longtemps.


Ray Bradbury

 

Texte traduit de l'anglais par Jean Vaché, paru dans Le Monde et le Wall Street Journal, 2004 

 


Né en 1920, Ray Bradbury s’impose à la fin des années 40 comme un écrivain majeur, avec la parution d’une série de nouvelles oniriques et mélancoliques, plus tard réunies sous le titre de Chroniques martiennes. Publié en 1953, Fahrenheit 451 (1), qui finit d’asseoir la réputation mondiale de l’auteur, sera porté à l’écran par François Truffaut.

(1) Fahrenheit 451
451 degrés Farhenheit repésentent la température à laquelle un livre s’enflamme et se consume. Dans cette société future où la lecture, source de questionnement et de réflexion, est considérée c