galerie les Chantiers Boite Noire

Lucien Pelen

Emmanuel Latreille, Papiers libres hors série 2006

Pour Christine B.

 

 

 Il faudrait des qualités lyriques rares pour célébrer à leur juste hauteur les images que Lucien Pelen nous offre depuis deux années maintenant, ces images qui épatent par leur pleine évidence inquiétante, leur audace inexplicable, leur beauté imparfaite : ce sont exclusivement des paysages dans lesquels on peut apercevoir, parfois nettement, par moins, un individu jeune de sexe masculin volant dans l’espace, parfaitement à l’horizontale, avec une chaise au bout de ses bras tendus et de son corps cambré, ou pendu par les pieds à la première branche d’un arbre, basculant sur sa chaise du haut d’une falaise, ou monté sur un pylône électrique attifé d’une jupe de donzelle, sautant par-dessus un muret en pierres attaché à une longue corde qui le retient par la taille, ou encore, pour les plus récentes de ces photographies, nu comme Adam sur les hauts plateaux de Lozère, portant, tel un Quichotte sans moulins à l’horizon, un balai et un couvercle de poubelle en guise d’instruments d’accompagnement, puis prenant un pique-nique bigarré dans la fraîcheur d’un jour gris, allongé dans le courant d’un fleuve et tenant un parapluie au dessus de la tête, ou au contraire, sans souci de logique ni des convenances, s’accrochant d’une main à la balustrade métallique d’un pont de chemin de fer pour s’asperger de l’autre d’un plein arrosoir d’eau claire et, last but not least, enfonçant dans le sol d’un champ infini sa hache de bûcheron, cet outil qui porte le joli nom de merlin et qui fait chanter le bois, comme Merlin l’enchanteur, mais un Merlin encore et toujours nu et cognant de toute sa force non merveilleuse – je veux dire très humaine, autant que l’humain s’autorise quelquefois à frisotter les poils des dieux - mais assurément aussi efficace qu’une baguette aux pouvoirs illimités.

Ce n’est que de l’art que Lucien Pelen nous apporte avec ses images, comme un rappel du pur défi à l’espace et au temps, un défi innocent et absolument heureux, avec des cris de joie poussés sans fausse pudeur ni retenue, du Grand Rire pas sur commande, du Gai Savoir pas pour philosophes du vrai ou du bien, bref de la Mousticaille pas pour les bagouilles et les pistouflards ! Pelen est dans la Voie, il vole sur les ailes du vent et ce vol nous inquiète : non que l’on soit devenu si altruiste que l’on craigne pour le jeune magicien aux prouesses risquées (car être dans la Voie, n’est-ce pas justement faire ce que l’on fait en toute inconscience ?), mais parce que l’on se demande s’il va tenir longtemps cette note parfaite. Et l’on craint déjà le retour du silence gris et morose, de la plaine muette et sans Joie, du brouillard impénétrable et vide, des lumières des maisons mortes dans la campagne morte, on craint cette sinistre mélancolie qui ne touche pas l’homme qui chante mais qui nous ronge les sangs et nous pourrie la moelle, on craint l’inévitable prose de Houellebecq et les peintres embourbés, les juges de l’art et les pisse-froids, on se dit que tout ça va atterrir dans notre assiette de toute manière, pas la moindre chance d’y échapper, sauf que Pelen se marre en nous montrant son cul blanc et flouté, et n’imagine même pas toute cette misère possible, ah ! le salaud d’oiseau !

 

Emmanuel Latreille

 

 

 

Emmanuel Latreille est directeur du Frac Languedoc-Roussillon à Montpellier.

 

In Lucien Pelen ou le paysage perdu dans l’homme, hors série 2006 de la revue PAPIERS LIBRES, co-édition ESCA, Milhaud / Galerie Aline Vidal, Paris, décembre 2006.