galerie les Chantiers Boite Noire

Patrick Saytour

Blasons, plis mimétiques et topologiques

Christian Besson

 

Vous pénétrez dans une église de style gothique, une de ces églises déconsacrées que notre temps a recyclé en lieu d’exposition. Aménagement sommaire : à chaque travée, entre les colonnes engagées dans les murs des collatéraux, un panneau de bois peint en blanc, mis là sans doute pour cacher le traditionnel chemin de croix. Curieux, du reste, ces « bas-côtés », car aussi hauts que la nef principale ! Comment l’architecte a-t-il pu faire tenir la voûte centrale, avec des baies latérales larges et hautes, et sans contre-butées ? Bon ! sans doute un peu ingénieur qu’il était, car si le chœur a été commencé à l’ancienne, avec piliers, arcs et liernes de pierre de taille, la flemme l’a pris et il a terminé en béton armé ! Typique seconde moitié du dix-neuvième ! De tout cela, visiteur non averti, vous n’avez cure, vous venez voir l’exposition de Patrick Saytour. Attentif à l’objet de votre visite, vous vous trouvez dans une immense salle toute d’un tenant, habitée par une triple rangée de colonnes, et ne voyez guère sur les panneaux latéraux que quatre grandes croix peintes, chacune centrée sur un panneau et débordant sur les deux panneaux voisins : sur la gauche, deux en sautoir, sur la droite, deux en croix grecque. Sous les orgues et barrant l’entrée du chœur, deux immenses miroirs, eux-mêmes subdivisés par des raccords en diagonal au fond, et en rectangles à l’entrée. Les alignements de colonnes s’y reflètent sans fin. Un bref instant, vous pensez que le geste est mince. Votre distraction prend fin quand vous vous apercevez que la rangée centrale ne supporte nulle voûte, que ces colonnes, pourtant parfaitement identiques aux colonnes porteuses, s’arrêtent à mi-hauteur au niveau d’un tore marquant la jointure entre la partie médiane du fût cylindrique, veinée de faux marbre, et la partie haute, grise. Une discrète vérification en toquant du doigt vous confirme que les colonnes de faux marbre, ainsi que leur base de section octogonale, ne sont que des simulacres, un vulgaire décor de bois qui imite jusqu’à la matière (imitée) de son modèle. Du faux marbre au carré ! Il vous reste maintenant à parcourir l’espace en vérifiant les données que vous venez d’identifier, à passer des croix peintes au dispositif des colonnes multipliées par les miroirs, à effectuer un mouvement en deux temps qui se croisent : celui, transversal, où vous fixez votre attention sur les murs latéraux peints, et celui, longitudinal, où vous vous perdez dans les reflets « colonnisés ». Décidément, la croix et le croisement sont omniprésents.
Les croix peintes elles-mêmes sont faites de croix juxtaposées : six à sept par branche, c’est selon. Il y en a de toutes sortes, la plupart, classiques, se devinent : égyptienne, latine, en tau, gammée, svastika, de Malte, tréflée, ancrée, recroisetée, péronnée, à béquilles, à ballons, basque, romane, patriarcale, allemande, russe, du Temple, avec pal et face fichés, pattés, bourdonnés, pommetés, potencés, fleuris… La croix occitane cependant demeure introuvable. Toutes sont peu conformes à leurs modèles et certaines sont franchement fantaisistes : à la bande de la croix orientale on a préféré une barre qui descend vers la gauche, la croix basque ou lauburu n’a que l’épaisseur d’un trait, la croix patriarcale est pattée, celle de Malte, doublement pattée ; mais aussi : une croix simple se découpe en négatif sur un quadrilobe, une autre est faite de cinq cases d’un damier, une autre encore de quatre cœurs, sans compter bien d’autres fantaisies…
Réalisées au pochoir, ces croix ne sont pas sans rappeler les « empègues » dont s’ornent les pieds droits des portes d’entrée des maisons d’Aubais, village du Gard où habite Saytour. Empègue, c’est-à-dire marque apposée primitivement avec de la suie et de la colle (de Pegare, coller), et qui signalaient traditionnellement les maisons qui avaient donné leur obole pour la fête patronale du 15 août ; il fallait donc en créer une nouvelle chaque année et chacune comportait son millésime (précédé de CL, il renvoie à la classe d’âge chargée de récolter les fonds). Aujourd’hui, elles sont apposées un peu partout et réalisées à la bombe. Recherchées, elles se collectionnent et Saytour en a fait apposer sur les jambages de ses cheminées. Ce sont des images toujours noires, qui oscillent entre une simplicité quasi idéogrammatique – tête de taureau (CL 87), croix ou ancre sur cœur (CL 99), tour crénelée, tridents (CL 92) –, et de petites images plus élaborées – animal sur pied (CL 88), scène de course camarguaise (CL 02 et CL 03), têtes avec coiffes traditionnelles (CL 89), maison (CL 01), etc. Le CL 97, qui figure une tête de cheval dans un écusson, nous indique la proximité, par-delà les siècles, de l’art de l’empègue avec celui de l’héraldique. (Nulle continuité directe cependant puisque le CL 06 indique que l’on a fêté en 2006 les 100 ans de cette tradition récente.) Même schématisation, même capacité de simplifier, de figurer un donné facilement reconnaissable pour lui conférer une portée emblématique. Un autre rapprochement peut être fait avec les marques de manades, apposées au fer rouge sur les bêtes d’un cheptel pour le reconnaître, et dont la codification remonte, elle, au XVIIIe siècle. Il s’agit là encore d’empreintes, mais cette fois les initiales entrelacées forment le plus souvent la base du code. Les mêmes motifs peuvent se rencontrer dans les deux séries de marques, empègues d’Aubais et manades camarguaises : ainsi le trident de gardian de l’empègue Cl 92 figure aussi dans les marques des manades Papin de Lézan, Plo d’Arles, du Grand Salan de Portiragnes. Certaines marques de manades ont aussi la forme de blason (Aubanel de Saint-Gilles, Chaballier de Lunel, des Alpilles de Tarascon, du Levant de Saint-Brès, Gré d’Aigues-Mortes, Lou Pantaï des Saintes-Maries, etc.). La manade Jean-Marie Bilhau de Saint-Gilles a un blason en sautoir, le blason de Rousseau à Saint-Laurent d’Aigouze est quadrilobé, celui du Languedoc à Mauguio est une croix occitane, la croix de Fanfonne-Guillerme au Cailar est faiblement pattée est alésée…
On ne peut suspecter Saytour d’avoir consulter la page « Croix » de Wikipedia – il n’a pas Internet ! –, il a cependant peut-être regardé quelque encyclopédie, et il avait certainement en mémoire des images prises dans la culture locale. Mais ce réseau de références ambiantes aux différentes formes de croix n’est pas une somme de sources précises qui auraient été utilisées par l’artiste de façon appliquée. Il les avait ou non en tête en fabriquant ses pochoirs, et son imagination a fait les neuf dixièmes du travail. Le déclencheur, quant à lui, en fut peut-être cette croix inscrite dans une mandorle, peinte dans un style troubadour sur certains piliers engagés des bas-côtés. Dans chacune des compositions en croix ou en sautoir, peintes sur les panneaux blancs de ces bas-côtés, et dont la forme est entrecoupée par deux de ces piliers, l’une de ces croix peintes se voit. Ainsi, de la même façon que les faux piliers de l’axe central reprennent le faux marbre des « vrais » piliers de béton, les croix peintes par l’artiste font écho à ces croix peintes dans un style qui, à la fin du XIXe siècle, voulait imiter le médiéval.
En même temps que sa prestation au Carré Sainte-Anne, deux autres expositions de Saytour sont visibles à Montpellier, l’une à la galerie Vasistas, l’autre à la galerie ChantiersBoîteNoire. Si elles surprennent par leurs très grandes différences, elles apportent néanmoins des éléments supplémentaires d’interprétation.
Le triptyque et les diptyques de la galerie Vasistas sont des variations à partir de dessins de visage réalisés par la fille de l’artiste. L’original est absent et ce n’est qu’à travers les différentes reprises et dérivations présentes que l’on peut extrapoler un motif original commun qui sous-tendrait l’ensemble. Chaque volet entretient une relation de plus ou moins grand éloignement avec le prototype. Dans les grandes peintures sur papier, le visage, de couleurs vives et heurtées – une figure de femme avec des cheveux relevés en virgules sur les côtés –, est parfaitement reconnaissable. Il n’en est pas de même dans les toiles de velours synthétiques à poil long ; le support, arasé par endroits selon des partitions en damiers obliques, à contre-emploi, produit un effet de chien mouillé, la peinture agglutinée sur les poils rendant le visage plus ou moins difficile à décrypter. Dans le troisième panneau du triptyque, un assemblage de plaques de bois, de cornières métalliques et autres rebus de bricolage, le prototype ne peut se deviner qu’en ayant en vue toute la série. De telles œuvres s’inscrivent en droite ligne d’un programme établi en 1994 et qui consistait à ”recommencer“ :

 

« Recommencer, c’est refaire, au sens de re-produire, qui n’est pas produire à l’identique mais produire à nouveau, avec l’obligation d’une différence qui s’impose lorsqu’on re-fait un devoir ou que l’on re-voit sa copie . »

 

Ou, comme le dit encore Saytour : « Réécrire, ce n’est pas recopier. Refaire, c’est se défaire de l’identique. […] Œuvres et modèles sont pris par les deux bouts. » En « privilégiant la main d’œuvre », il s’agit toujours de rechercher une « retombée matériologique », avec des matériaux et des techniques plus ou moins bien appropriés, en jubilant de ce que ces nouvelles réalisations paraissent « peu originales ».

À la galerie ChantiersBoîteNoire, un velours blanc, traité par arasement, est venu redoubler un premier mur, dans la partie supérieure délimitée par la courbe de la voûte. Sur un second mur, un velours semblable est rabattu symétriquement et forme comme un blason étiré à l’horizontale. Double reprise.
Le « recommencer » engendre donc une série de séries : à un bout, la première occurrence est celle de 1994, où l’artiste applique le programme à ses propres travaux ; la série des polyptyques de Vasistas s’engendre, elle, à partir des œuvres d’une tierce personne ; à l’autre bout, dans l’intervention de l’église Sainte-Anne, l’architecture est soumise au principe de duplication en même temps que le motif peint, tandis qu’à la galerie ChantiersBoîteNoire, c’est la simili peinture seule qui redouble l’architecture.
Dans le dernier lieu cité, l’artiste a en outre exposé des œuvres de la série des Monuments : des dessins et pliages de la fin des années soixante, revisités vers 1995-1996, par recouvrement des parties marquées précédemment, au moyen de collages de papier, carton et autre isorel. Le dessin primitif, qui soulignait des lignes de pliage du papier, renvoie à un geste qui fut central dans les œuvres des années Supports/Surfaces. Le pli topologique fait ici écho à cet autre pli, entraperçu précédemment, le pli mimétique. (« Mimesis » ne signifie pas forcément fidélité dans la re-présentation.) Le pli, chez Saytour, a ses références, et elles ne sont pas prises dans la High culture. Matériaux et procédures, chez cet artiste, sont souvent dérivés de l’observation d’objets quotidiens, traditionnels ou appartenant à notre société de consommation, ou encore à des manières de faire prises dans ces mêmes lieux. Le pli n’est pas celui de la toile aprêtée du peintre, mais celui de la serviette, de la pile de linge et de la table de repassage de nos grands-mères.
Dans l’ordre de cette origine extra artistique, un autre type d’objet fait signe quand on rassemble, comme nous venons de le faire, les éléments en jeu dans les trois expositions de cet été montpelliérain de 2007, un type d’objet qui, il est vrai, n’est pas cité explicitement par l’artiste : le blason. Comme l’œuvre polymorphe de Saytour, le blason est également plusieurs fois « plié », il comporte un ou plusieurs plis mimétiques et un ou plusieurs plis topologiques. Les armoiries les plus anciennes étaient de simples images schématiques abstraites d’une figure faisant symbole (les empègues d’Aubais obéissent aussi à ce genre de répétition) ; elles ne comportaient qu’un pli mimétique. Complexifié, le blason a été partagé et doté ainsi de plis topologiques – l’héraldique étant cet art de le décrire en parcourant systématiquement ses zones symboliques, selon un code fixé depuis la fin du Moyen-Âge. Or, il est à remarquer que les partages du blason trouvent leurs équivalents dans le pliage d’une pièce d’étoffe. À l’étoffe pliée en deux horizontalement, verticalement ou en oblique, correspond le blason parti, coupé, tranché, ou taillé ; à l’étoffe pliée en quatre correspond le blason écartelé ou écartelé en sautoir ; à l’étoffe pliée en six en étoile, le giron ; à l’étoffe support de tissus appliqués, l’écu sur le tout et les autres pièces rapportées ; les partitions peuvent être ternaires (blason tiercé en face, en pal, en bande, en barre, en pairle, coupé mi-partie en pointe, en chef, parti mi-coupé à dextre, à senestre) ; elles peuvent être enfin plus complexes, de 6, 8, 10, 12 parcelles rectangulaires et plus.
Chez Saytour, les œuvres de la série des Monuments, quoique de format carré ou paysage, peuvent très bien se décrire selon une telle héraldique. Quant à l’intervention dans Sainte-Anne, elle est bien doublement pliée, avec ses multiples images de croix formant deux grandes croix et deux grands sautoirs, le pli mimétique de ses colonnes dédoublées, et ses deux miroirs, l’un, écartelé et contre-écartelé en sautoir, l’autre, parti de trois et coupé de deux.
Au pli, embrayeur et moteur explicites de maintes œuvres de Saytour, on peut donc ajouter le blason comme prototype ou moteur insoupçonné. Rien de délibéré sans doute là, mais la rencontre logique d’un art à la recherche de formes et de procédures simples avec un autre art qui a été fondé lui aussi sur des manipulations primitives et des usages populaires ; des deux côtés, une même anthropologie de l’image et du geste.

 

C.B. Août 2007

 

1 . Les citations de Patrick Saytour sont extraites de Puer-Senex, catalogue de l’exposition personnelle, Château de Castellnou, 1994 ; et du catalogue de l’exposition personnelle, Maison de la culture de Bourges, 1996.