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Carmelo Zagari

Carmelo Zagari, la sensibilité nue

Sonia Bresler

 

C’est un mercredi de la fin du mois de janvier. L’hiver est déjà là. Les routes sont plus sombres, le froid parcourt les bas-côtés. La pluie hésite à venir en cette fin d’après-midi. Elle est là cachée dans le gris.

Il me faut compter une heure de marche pour rejoindre la rue de Seine.

Mes pas sont lourds, ils manquent de naïveté. Ils ont la lucidité des années, la certitude des trottoirs rectilignes. Peu à peu entre les feux rouges, les souvenirs de joies intactes, se dessine le rendez-vous avec Carmelo Zagari. Quel étrange rebond nous pousse à cette rencontre ?

Par étrange, il faut entendre étrangeté. L’étrangeté a une douceur estivale.

Elle pourrait être un parfum : celui de la peinture. Elle s’étale, au début par manque de moyens, puis elle devient une signature. C’est cela le style de

Carmelo Zagari, une peinture toute en étrangeté, toute en subtilité. Elle est une fragilité immense. Une quête d’équilibre en un point de bascule. Là naît l’onirisme.

Carmelo Zagari donne à voir l’envers du visible. Il prolonge la vision de chaque spectateur. Nous sommes assis là sur ces chaises qui témoignent du passage des années. Elles sont indémodables, à l’épreuve des siècles. Aucun de nous ne regarde complètement le paysage qui nous entoure.

Nous sommes autour de cette table ronde qui s’emplit d’un diabolo fraise et d’un thé vert. Nous allons souffler le chaud et le froid. Du rouge au vert, une multitude de réels défie l’horizon.

D’une bulle à l’autre, la perception doit s’élargir. Mais qu’est-ce que percevoir, si ce n’est voir à travers ? A travers nos sens, à travers ceux du peintre, au travers d’un médium proposé.

Mais que voyons-nous quand nous sommes plongés dans une toile de

Carmelo Zagari ? Notre corps entier s’y intègre. Nous en devenons un détail.

Nous devenons un point mouvant, l’endroit même du “touchant-touché” de

Merleau-Ponty. Nous sommes la toile, tout en étant à l’extérieur. Pourtant dans la même seconde, nous sommes en son intérieur. Nous la percevons du dedans.

C’est précisément notre perception de la toile qui rend l’oeuvre possible.

C’est le regard du spectateur qui l’achève. Il prolonge l’extension du geste de l’artiste. L’oeuvre se fait au contact des imaginaires. La toile devient le support de cet échange, de cette interaction dedans/dehors.

Là interviennent les dimensions, les proportions. Que voyons-nous, quand nous regardons ? - semble nous dire l’artiste.

Nous avons tendance à observer, à regarder par le prisme d’un microscope.

Carmelo Zagari prend l’exact opposé. Toutes ses oeuvres sont autant de macroscopes tendus à notre regard. Le détail (oeuvre dans l’oeuvre) nous apparaît ainsi au premier plan. Il est la main tendue vers nous (spectateurs - acteurs). Il est l’invitation propre à chacun d’entre nous, propre à chaque histoire, à chaque regard. C’est lui, la clef qui nous conduit au coeur de la démesure.

La démesure ne se résume pas à la dimension des oeuvres de Carmelo

Zagari. Elle se situe bien plus dans le principe actif de chacune d’entre elles. Ce principe réenchante nos habitudes perceptives en nous donnant la capacité à voir au-delà d’elles-même. Nous sommes conduits au-delà de notre champ perceptif.

Fresques immenses détaillant les luttes d’une vie. Les rêves sont ici des lumières. Les détails nés des regards de chacun, sont autant d’échappatoires.

Est-ce l’oeil du cheval qui nous invite à partir au galop ? Est-ce la main qui nous conduit d’ici vers un ailleurs ? Dans l’ombre jaillit une lumière nouvelle. Une féerie se révèle où chacun écrit son parcours au coeur de l’oeuvre.

La peinture est un support, mais Carmelo Zagari aime à la prolonger, à la juxtaposer à des performances où il met en scène ses sens et ses souvenirs. Il plonge le spectateur dans un équilibre fragile, en perpétuel recommencement.

Les yeux sont occupés à voir tandis que nos oreilles cherchent le bruit du vent, où encore les paroles d’une histoire. Notre odorat cherche à prolonger notre expérience. Comment peindre sans voir ? Comment peindre sans respirer ? Peu

à peu le spectateur est invité à une expérience d’art total. Les sens se décuplent pour générer l’oeuvre, respirer pour l’artiste, inspirer pour lui souffler le geste à l’aveugle.

L’après-midi s’évanouit, il fait déjà nuit. La pluie froide s’abat sur le pavé.

Le paysage ne nous occupait pas vraiment et pourtant il est là. Il est le guide de notre rencontre. Chaque détail perçu compte comme autant de mots, comme autant de rebonds. Un oiseau derrière moi se cachent dans un arbre. Carmelo sourit et inscrit ce chant dans un coin de sa mémoire. Il souligne le détail de cet oiseau qui joue à cache-cache avec l’ombre de l’hiver. Son chant nous apporte l’espoir d’un printemps. Puis c’est au tour des fauves. Ils rugissent à l’heure du goûter, ils sont libérés pour aller au parc. Des bruits de moteur reprennent le dessus.

Les formes rondes, carrées s’entrecroisent et s’évanouissent dans une rosée de détail. La frénésie du bruit et de la fureur de la vie urbaine nous entoure à nouveau. La pluie a abandonné son jeu de cache avec le gris, elle tombe en indices, nous devons retrouver nos chemins.

Carmelo Zagari est, à lui seul, une poétique de l’instant. Une toile se déplie dans son regard. Elle se fait dans une continuité perceptive. Son sourire prolonge ce que ses yeux voient. Il prolonge ses mains laissant entrevoir une sensibilité nue.

 

Sonia Bressler, janvier 2015