1, 2, 3, Sales (1)Patrick Perry
1, On ne dit pas la bonne paella, mais : la femme de ménage est absente
Premières facilités à éviter : les espagnolades. José Sales Albella est né en Espagne, dont il garde un fort accent, où il revient chaque été dans un vieux mas familial, qu’il représente d’ailleurs fréquemment en arrière-plan de ses peintures. Il a écrit sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, reprend des figures peintes de Vélasquez et de Goya, il aime probablement le chorizo. Les espagnolades encouragent le critique d’art au lyrisme. Voire au débordement poétique comme c’est le cas parfois des discours sur les peintures de José Sales Albella. Je me souviens également que Francis Picabia, le saint masqué, eut recours aux Espagnoles dans sa peinture, après quelques tentatives pour enchanter celle-ci puis pour la dépouiller de tout prestige. Par le biais de ces effigies aux allures ingresques, il s’agissait pour lui, je m’en souviens, d’ironiser, en quelque sorte, sur la fausseté de la peinture et sur le retour à l’ordre pictural en vogue dans les années 1920. La multiplication de ces figures stéréotypées, leur surcharge de maquillage et d’accessoires décoratifs, associées à une couleur locale hispanique synonyme alors de pacotille, de tourisme folklorique, les faisaient glisser vers la dérision et la subversion. Pas de ça ici. Pas de poésie pour moi, je fais l’effort ; pas d’ironie pour lui, c’est naturel. José Sales préfère d’ailleurs les Transparences de Picabia, justement une des tentatives de l’artiste mort et enterré (au cimetière Montmartre) d’enchanter, de réenchanter, la peinture. Le lyrisme dont il était question, peut-être même la logique, voudrait sans doute que j’évoque ici Gongora ou le prix Nobel de littérature 1956 dont José Sales Albella m’a un jour parlé. J’avoue ne pas avoir parfaitement assimilé cette histoire de l’âne Platero, ni savoir vraiment ce qu’on pouvait faire aujourd’hui de ce genre d’autoportrait à caractère universaliste. Je ne sais pas non plus trop pourquoi, mais, en fonction de ma propre culture visuelle, j’ai souvent eu en tête, devant les grands tableaux exposés au Carré Sainte-Anne, ou même face aux plus petites pièces montrées aux Chantiers boîte noire, le vieux et formidable Portrait d’Émile Zola d’Édouard Manet, de 1868. Derrière la table de travail du jeune écrivain critique d’art, Manet a représenté un cadre, accroché au mur, à l’intérieur duquel se trouvent trois images emblématiques : une petite variante de l’Olympia, l’estampe d’un lutteur japonais et une gravure d’après Los Borrachos de Vélasquez. Manet établissait ainsi une forte relation entre l’écrivain et ses propres sources, le « réalisme » de la peinture espagnole du XVIIe siècle et l’espace « mis à plat » de la peinture japonaise. Contrairement à l’original, l’Olympia regarde ici sur le côté Zola, qui a défendu le tableau face aux critiques, le lutteur japonais renvoie au paravent placé derrière l’écrivain, Los Borrachos fait écho au livre de Charles Blanc qu’il tient dans ses mains, dont un chapitre est précisément consacré à Diego Vélasquez. On peut ainsi percevoir comment, à partir du portrait d’un de ses défenseurs, le peintre glisse, finalement, vers lui-même et son propre travail. Il ne s’agit pas, pour José Sales, de détourner les grandes peintures espagnoles pour je ne sais quelle raison, mais de faire de la peinture, et de faire percevoir les nombreuses directions vers lesquelles pourrait glisser celle-ci. À la différence du subtil Manet, José Sales n’a pas choisi ses images de référence : elles nous sautent aux yeux, presque monstrueuses, comme elles lui sont tombées dessus depuis longtemps (on pourra noter à ce propos que ces pages d’histoire sont le plus souvent dans les zones basses des tableaux, les allusions aux registres personnels, au cinéma…, plus légers peut-être, étant généralement dans les parties supérieures). Il n’a pas choisi ses livres de classe illustrés dans lesquels il a pu s’imprégner de ces images, ni choisi d’aller au Prado avec ses professeurs et ses copains de collège pour rencontrer les œuvres. Il n’a pas non plus à prouver qu’il est espagnol, ça s’entend suffisamment. Tout ça est une question de « sécrétions naturelles » ; c’est-à-dire que, vraisemblablement, on doit naître gongoriste, pour abuser autant, comme le poète baroque, du foisonnement des images et des métaphores précieuses. Dans cette perspective, pouvais-je faire autrement que de parler de Manet plutôt que de Luis de Gongora, de Picabia plutôt que de Juan Ramon Jimenez et de son âne Platero ?
2, On ne dit plus « Je t’aime désespérément », mais : « Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément ». (2)
Cet emprunt à une pertinente formule d’Umberto Eco pointera le deuxième écueil : le récit postmoderne, une vieille histoire sans doute évitable ici. La tentation était pourtant grande. Je me souviens en effet de quelques critères, bien connus des étudiants en art, convergeant vers une tentative de définition de cette patate chaude, critères qui, si l’on était dans les années 1980, pourraient vraisemblablement être appliqués au type d’œuvres dont nous parlons, en tout cas par un critique tenté par l’étiquetage. Au risque d’ennuyer notre lecteur — vous, donc — on pourrait rappeler que, dans le domaine de l’art (comme dans tous les champs de la culture et même de la société), une certaine crise de la modernité était caractérisée alors par un ensemble de « tendances » qui acquièrent une cohérence en tant que manifestations esthétiques de cette phase critique et complexe. Parmi celles-ci, accompagnant l’incrédulité à l’égard des métarécits et des utopies modernistes — pour reprendre une terminologie de Jean-François Lyotard — nous pourrions citer la multiplication des langages dans les pratiques artistiques ; une nouvelle attitude envers le passé, une anamnèse, autorisant les citations et les appropriations ; la dé-hiérarchisation des médiums et des valeurs, amenant le décentrement, l’éclectisme et l’hybridation et peut-être aussi une volonté de renouer avec la fonction symbolique et communicationnelle des œuvres, marquée par un souci de leur réception. La peinture figurative était donc, dès lors, décomplexée. Les multiples télescopages que propose José Sales dans ses peintures comme dans ses collages photographiques, autant du point de vue des images préexistantes qu’il utilise, que dans la confrontation et le nivellement des registres de la mythologie personnelle et des cultures collectives, populaire et savante (high et low) ne surprendrait sans doute pas le vieux critique dont nous évoquions le sens des étiquettes. Peut-être même ne les trouverait-il pas si éloignés que ça, par exemple, de certains montages d’images que pouvaient faire David Salle, ou David Hockney, dans leurs principes tout au moins. Par ailleurs, ces images télescopées par José Sales semblent peu souvent en prise directe avec le réel, mais paraissent plutôt comme des valeurs-signes (des images d’images, perçues à travers des livres, des affiches de cinéma… ou des images d’un passé personnel sans doute non fantasmé, mais re-vécu par la peinture), et pourraient donc relever d’une sorte d’hyperréalité — pour reprendre une terminologie de Jean Baudrillard — dans laquelle les référents du réel sont de plus en plus difficiles à distinguer, remplacés, et améliorés, par des stimuli simulés. Ceux qui avaient espéré échapper à l’étiquetage : « Ouh là ! » Le critique étiquetant : « Vous avez dit Ouh là ? Précisément chers amis, le déni des grands récits — on peut entendre ici : les récits qui étiquètent — procède d’une attitude postmoderne » Eux : « On ne peut pas accuser José d’être conservateur, ou nostalgique ! » Moi : « Je n’ai jamais dit ça, parce que je ne le pense pas » Eux : « Et puis, on n’est plus dans les années 80. On ne peut plus dire que « l'éclectisme est le degré 0 de la culture générale contemporaine ». Moi : « Ca, non » Eux : « José n’a rien à penser de la figuration savante ; pour lui, Garouste est un maniériste carriériste. Et Combas, le roi du hold-up » Le critique étiquetant : « C’est vous qui l’avez dit, on n’est plus dans les années 80. Pourquoi pas Enzo Cucchi, Sandro Chia, et la revalorisation des traditions nationales tant que vous y êtes. Il fait mieux. Mais je vous rappelle qu’il aime bien Equipo Crónica, pour la réactivation du politique dans la peinture. C’est sincère, et postmoderne ça. Avec des principes d’hybridation et de décentrement » Moi : « On en est où là ? On en a fini avec ces querelles stériles. Si postmoderne il y a, c’est celui, naturel, d’une deuxième génération, loin de la première version historique, anti-moderne militante. On échappe heureusement à ce type de revendications réactionnaires. Mais, et ce n’est pas un paradoxe, ça ne signifie pas — chez Sales en tout cas — une version light ou un vide idéologique. Comme vous le disiez, si José fait appel à Equipo Crónica, c’est parce que sa peinture a des ambitions de visée politique » Eux : « Et voilà, on y est, là, dans le lyrisme postmoderne auquel tu voulais échapper, comme nous des étiquettes… » Moi : « … »
3, Sans titre (Ut pictura poesis)
Dès lors, les enjeux de l’« autoportrait à caractère universaliste » qu’évoque José Sales pourraient se comprendre comme une volonté — finalement assez moderniste —de retournement du spectateur : loin du détachement et de la vacuité présumés de l’attitude postmoderne, son intention avoue se confondre avec un projet — utopique dira-t-on — de métamorphose et d’émancipation, personnelle bien-sûr (lui, peignant) mais aussi collective (nous, regardant). Pas d’ironie avons-nous vu mais peut être, au contraire, une pointe de douce subversion dans ce désir de « pulsion vitaliste » partagée — comme Sales l’exprime à propos de Vélasquez. Si ces tableaux peuvent toucher le spectateur — et appeler le critique au lyrisme — c’est sans doute précisément, en dehors de toute nostalgie ou de caractère dogmatique, par ce voyage entre l’intimité des souvenirs et le caractère générique des rapports au monde présentés. Si autoportrait il y a, celui-ci n’est donc jamais direct ; il se veut un outil pour traiter de l’humain et de son rapport au monde. Les œuvres n’ont donc pas de véritable autonomie ; rappelant parfois certaines peintures murales gothiques, les grands formats semblent souvent faire corps avec le lieu où ils sont exposés et nous projettent bien au-delà des multiples réalités juxtaposées qui sont représentées. Ces images sont marquées, du reste, par une temporalité particulièrement flottante et ambiguë. Nous ne sommes pas confrontés à une esthétique du choc visuel mais face à des peintures qui réclament au contraire une lecture contemplative, une immersion, un absorbement, aux limites de la synesthésie. L’effet kaléidoscopique produit par l’addition des modules qui constitue les plus importants formats, en décalant les raccords d’images (principe sans doute lointainement issu du cubisme), tend à fragmenter les corps — les images de corps — et à brouiller les repères spatiaux et temporels. À l’intérieur même des images peintes, le temps paraît comme suspendu : papiers froissés, figures fantomatiques, objets à reflets composent, associés aux multiples sources historiques ou populaires qui ne sont pas inscrites dans un Temps daté, une sorte de vanité, se jouant de l’hyperréalité à laquelle nous faisions allusion. Que l’on me permette ainsi le paradoxe de citer un cher compatriote auvergnat, peint par Philippe de Champaigne, qui naquit lorsque, en Espagne, mourrait Gongora, dont on connaît le portrait réalisé par Diego Vélasquez :
« Voilà notre état véritable […] Nous voguons sur un milieu vaste, toujours incertains et flottants, poussés d’un bout vers l’autre ; quelque terme où nous pensions nous attacher et nous affermir, il branle et nous quitte et si nous le suivions, il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d’une fuite éternelle […] Ne cherchons donc point d’assurance et de fermeté ; notre raison est toujours déçue par l’inconstance des apparences ; rien ne peut fixer le fini entre les deux infinis qui l’enferment et le fuient ». Blaise Pascal, Pensées, XXII, « Connaissances générales de l’homme », 170.
Et il poursuit. Inlassablement.
Notes
1 / Ou comment atteindre l’objectif sans que l’on nous voit bouger ? 2 / Pour le plaisir : « Je pense à l’attitude postmoderne comme à l’attitude de celui qui aimerait une femme très cultivée et qui saurait qu’il ne peut plus lui dire « je t’aime désespérément » parce qu’il sait qu’elle sait (elle sait qu’il sait) que ces phrases, Barbara Cartland les a déjà écrites. Pourtant, il y a une solution. Il pourra dire : « Comme dirait Barbara Cartland, je t’aime désespérément », dans Apostille au Nom de la rose, Paris, Grasset, 1985, p.77-78.
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